Après quelques heures entassées avec leurs voisins, qui ahuris, qui scandalisés, la plupart sidérés, dans la gendarmerie de leur quartier, elles ont été poussées sans ménagement dans des bus et débarquées rue Nelathon, dans ce vélodrome où son père aimait tant voir disputer des courses. Dans les premières heures, quelques enfants seuls, quelques femmes même ont pu s’échapper mais Greta, Martha et Emma n’ont pas eu cette chance et depuis la surveillance, assurée par des gendarmes français, a été renforcée.
Sous la grande serre transformée en cloaque nauséabond, la rumeur circule de proche en proche, on va bientôt les faire partir, pour les familles, ce sera Beaune la Rolande ou Pithiviers. Drancy n’accueille que les célibataires. Les gens sans enfants. Greta a eu un serrement de coeur. Elles ne rejoindront donc pas papa. Greta ne se fait plus d’illusions et regrette amèrement de ne pas avoir écouté Léna. Elles auraient pu partir pendant qu’il en était encore temps. Les conditions ici sont déjà inhumaines, or il se murmure que là bas ? où ça ? Ce lieu inconnu qu’elles n’appellent que Pitchipoï … Ce sera bien pire…
Greta se demande comment. Il lui semble être déjà arrivée dans la géhenne décrite par le rabbin de l’école hébraïque qu’elle suivait petite : Comment s’appelait il déjà ? Yom Teteilbaum ? Ou quelque chose comme çà. Un petit homme avec les cheveux un peu gras mais un regard d’enfant… N’y avait-il pas une sorte de sadisme inconscient dans sa façon de présenter la géhenne ? Elle avait eu si peur – elle avait pleuré ensuite toute la nuit – que Martha avait décidé de la retirer et de lui continuer son éducation religieuse elle même. Greta ne sait pas pourquoi elle y repense, aucun intérêt dans ces circonstances, si ce n’est qu’elle se contraint depuis leur arrivée à faire fonctionner sa mémoire pour éviter de céder à la panique, au désespoir où tant de gens sont réduits autour d’elle. Elles y jouaient toutes deux Martha et elle, chacune au moins un souvenir par heure à ressasser et savourer, même les souvenirs tristes trouvent une étrange douceur dans ce contexte, le seul souvenir auquel toutes deux se sont interdit de penser est celui de la conception d’Emma, mais depuis hier, Martha ne joue plus, elle est trop faible Elle reste les yeux fermés. Assise le cou cassé contre le gradin car on ne peut pas se coucher. Pas la place.
Greta contemple autour d’elle tous ces gens, des milliers lui semble-t-il, serrés sur les gradins. La lumière filtrée par les grandes verrières peintes en bleu leur donne une couleur verdâtre et Greta est comme environnée de spectres sortis tous droit du Scholl biblique mais les spectres pense-t-elle ne puent pas, pas à ce point. Car la puanteur est indescriptible, les quelques toilettes disponibles se sont rapidement retrouvées bouchées et tous : hommes, femmes, enfants en sont réduit à uriner et déféquer par terre. Le pire n’est pas la puanteur, on s’habitue à tout et Greta est surprise de découvrir qu’elle n’est plus aussi incommodée, passé les hauts le coeur du début. De même que passées les crampes terribles de leurs estomacs vides, le pire n’est pas non plus la faim, cinq jours qu’elles végètent dans cette prison et elles n’ont pu faire durer leurs provisions que les deux premiers jours. Le troisième jour la Croix Rouge est venue distribuer quelques rations d’eau et de nourriture. Un peu de lait pour la petite, qu’il a fallu rationner et qui pleurait de faim, étrangement calme à présent qu’elles n’ont plus rien. Autour d’elles, de jeunes enfants geignent des heures durant avant de se taire… Ne pas pouvoir assouvir leurs besoins naturels n’ est plus un problème depuis plusieurs heures. Le pire c’est la soif, la bouche sèche comme du carton, le corps entier comme une brûlure, les hallucinations. Tout à l’heure, explosant le brouhaha ambiant, insupportable cacophonie de pleurs et de gémissement une femme a hurlé » de l’eau, je vois de l’eau » et s’est jetée du haut du dernier gradin. Réveillée en sursaut, Martha a dit « Ne regarde pas ma chérie, surtout ne regarde pas » mais Greta avait eu le temps de voir le corps disloqué de la femme, de sentir le vertige, l’aspiration vers le bas et autour du corps de « voir, » le miroitement de l’eau.
Greta s est renseignée c’est le lendemain que partent les premiers convois par train, puis bus… Il faut qu’elles partent en train, parmi les premières donc, elles trouveront un moyen de s’échapper. Sa mère la regarde d’un air hagard, s’échapper mais comment ? Greta ne sait pas mais elle trouvera, elle veut s’en sortir, elle veut qu’Emma s’en sorte. Elle veut sauver sa mère. Elle n’ont pas su prendre leur chance mais elle n’a pas dit son dernier mot. Elle serre sa fille dans ses bras, plonge son visage dans le petit cou potelé et Martha, à travers le voile de souffrance qui la broie, remarque avec fierté que ces jours d’épreuves ne brisent pas Greta, qu’elle a gardé son élégance naturelle, que cent coups de brosse tous les matins, un héritage de Mutti, lui gardent malgré l’atmosphère moite et puante sa chevelure souple et cuivrée. Emma sort l’eau de Cologne qu’elle a amenée et ressort de son paquetage les petits gants de dentelle noire offerts par Gunther à la dernière Pâque.
A présent que le départ se précise, elle va tenter de convaincre un gendarme de les aider à partir dans les premiers convois.