« Ca ne s’est bien sûr pas tout à fait déroulé ainsi… » Emma arrête là la lecture de l’extrait qu’elle livrait à son auditoire du jour amusée d’entendre comme à l’accoutumée un long soupir collectif s’échapper de la quelque dizaine de poitrines devant elle comme si les gens retenaient leur souffle dans l’attente de la suite.
Elle a hâte que cette lecture suivie de la séance de dédicaces se termine, elle appréhende autant qu’elle le désire ce tête â tête tout à l’heure avec son fils. Il a tant de raisons de lui en vouloir. Elle même s’en veut tellement qu’elle ne voit pas comment il pourrait lui pardonner.
La semaine s’est passée pour elle dans un état second, l’Emma d’hier regardait travailler, mal, l’Emma d’aujourd’hui tout en lui infligeant un interminable monologue intérieur, où atrocement consciente de faire les questions et les réponses mais incapable de stopper le processus, elle tentait d’expliquer, de justifier son choix radical auprès de Lucie, dont le silence valait éternelle réprobation. Le sommeil même, qu’elle avait longtemps utilisé comme tel n’ était plus une évasion. Ses nuits blanches » sur l’écran noir de mes nuits blanches » écoutait elle en boucle avec Ahmid tous deux serrés l’un contre l’autre et reprenant le refrain en coeur pourquoi y pense-t-elle maintenant ? » … se sont succédées. « Les mouchoirs et le café noir » aussi , tant les révélations d’Ernest et Pierre provoquaient de remous et de tristesse en elle. Comment peut on vivre si longtemps sans mère et être à ce point assommée de chagrin, c est ce qu’elle ne s’expliquait pas, ne cherchait d’ailleurs pas à s’expliquer tant elle souffrait.
Elle passe toujours un coup de fil à Claudine dans la semaine, c’est devenu leur petit rituel mais cette semaine elle s’est contentée de ce message laconique laissé sur son répondeur, en hâte et soulagée qu’elle ne réponde pas, à peine rentrée le soir de la rencontre : désolée de te avoir posé un lapin pour notre dîner je t’expliquerai bisous Claudine inquiète de ne pas avoir plus de nouvelles a cherché à la joindre plusieurs fois laissant des messages amicaux et des bisous bisous sur son répondeur mais elle n’a eu ni le courage de répondre ni celui de rappeler. Bien sûr Claudine connaissait une partie de son secret c’est son éditrice et elle connaissait la dédicace mais elle n’ avait discrète pas posé de questions et Emma ne se voyait pas lui raconter, pas tout de suite. Claudine n’est pas à cette séance ce qui laisse un peu de temps à Emma.
Mais cette semaine est arrivée à son terme, elle va voir Pierre, faire connaissance peut être renouer quelques fils de leur histoire commune saccagée. Presque joyeuse en sortant de la librairie et retrouvant avec plaisir le boulevard Saint Michel, ce Boul Mich qu’elle a tant arpenté jeune, elle s’autorise un peu de bienveillance vis à vis d’elle même, songe que ses parents ont aussi des torts dans l’histoire, ils ne lui avaient pas dit la vérité sur son adoption, sur ses origines et ils ont refait la même chose avec Pierre mais ils ne sont que les héritiers d’une époque où ce que l’on ne savait pas n’existait pas, ou le concept de « cadavre dans le placard » n’avait pas encore été trouvé pour évoquer la charge des traumatismes cachés, des secrets de famille quel qu’ils soient sur la génération suivante et même dit-on celle d’après.
Tout à ses pensées elle a remonté tout le boulevard, de l’autre côté de la rue le bâtiment du CROUS. Elle se revoit jeune fille et le coeur battant devant la grande entrée, quand elle avait rendez-vous avec Ahmid. A présent c’est avec son fils qu’elle a rendez-vous au milieu de la rue Saint Jacques et elle est trop haut ! Est-ce qu’à Paris les numéros ne montent pas de la Seine ? En sortant de la librairie rue de Monsieur le petit prince elle aurait dû descendre le Boul Mich, prendre a droite au niveau du Panthéon pour rejoindre la rue Saint Jacques… Étonnant comme Emma retrouve ses repères, ça fait si longtemps ! Tout en redescendant elle soliloque, de nouveau un peu nerveuse, Pierre m’a parlé d’une dame une ? Hélène ? Un prénom comme ça, qu’il voulait me présenter ?
Emma est intriguée, cette vieille dame doit avoir de l’importance pour lui pour qu’il veuille la lui présenter ! A moins qu’il soit un peu anxieux lui aussi pour ce rendez-vous en tête à tête »? La vieille dame serait une sorte de diversion ? Ils vont pourtant avoir beaucoup à se dire pourtant pense Emma mais bon va pour la diversion.
Qu’elle grimpe cette rue, j’avais oublié qu’elle grimpait comme çà !! Qui habitait là autrefois ? La mère de Rose ? Je n’ai pas loupé le numéro au moins 53… 53… Ah non le voilà ! Un immeuble blanc typique haussmannien avec une porte cochère fraîchement repeinte en bleu! C’est lui !!
Et Emma s’arrête interdite et émue devant la plaque commémorative fixée à gauche du chambranle de la porte cochère.
Elle ne savait pas que Pierre travaillait dans un immeuble dont des habitants avaient été déportés pendant la guerre ! Déportés parce que juifs. Et en même temps elle sait si peu de lui !
Emma sonne à l’interphone et pousse la porte.
Mais qui est Léna Horowitz? 😉 . A suivre. Biz
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