Emma 6

Dans le métro, Emma ne peut détacher son regard d’une affiche : une pub pour L’Oreal qui affirme « Jeune maman et pourtant toujours fraîche et jolie » dessous on voit une jeune femme maquillée, gros plan sur son visage souriant et sur celui du petit ange frisotté qu’elle tient dans ses bras et qui la regarde avec ravissement. Son cœur se serre. Elle a le sentiment d’être passée à côté de sa vie en renonçant à sa maternité, c’est un sentiment qu’elle a toujours refoulé, son travail, ses chats, ses amants, quelques voyage et divers engagement associatifs, militants ont suffi à remplir sa vie, mais là seule à Paris tout lui revient comme un boomerang : la sensation du bébé pendu à son sein, la douce pression sussotante, les petits bruits qui vont avec, l’odeur de lait dégagé par le petit crâne, les petits cheveux frisottés rares, déjà noirs, les paupières légèrement bombées, le poids du bébé contre son bras. petit concentré d’amour de 3kg (Pierre n’a pas été un gros bébé) 200 ? 300 ?. Emma ne sait plus, se détourne de l’affiche, s’oblige à penser à autre chose. Ce rendez-vous s’est bien déroulé. L’éditrice lui a prévu une tournée dans quelques librairies une dizaine pour commencer lui a-telle dit. Emma a frémi, elle est pourtant habituée à parler en public, dans le cadre de son boulot mais là c est différent, elle ne va pas parler de son travail d’archiviste ou présenter des résultats de recherche en bibliotéconomie comme elle en a l’habitude. C’est de son livre, dont il va être question, son livre et surtout sa mère, cette mère dont elle sait si peu, pour ainsi dire rien, et qui l’obsédait tant qu’elle a éprouvé le besoin de la réinventer par l’écriture. Et bien voilà à conclu triomphalement l’éditrice, voilà, vous n’ aurez qu’à dire ça vous verrez ça se passera très bien vous serez invitée à lire quelques extraits, en général les premiers chapitres de votre livre, ensuite le libraire vous posera quelques questions.

Très vite les deux femmes avaient parlé de tout autre chose, la vie à Paris versus la vie en Province et Emma avait partagé la joie profonde qui l’anime au contact de la nature, disponible à deux pas de chez elle. Elles s’étaient découvertes une passion commune pour la danse et les performances liées à cette discipline

Emma sourit en repensant à cette rencontre la petite femme,tenue twed et jupe droite, apparente rigidité aussitôt démentie par deux yeux bleus lumineux et souvent espiègles, lui avait inspiré confiance dès leur première conversation.

Son esprit devient vers la danse, son importance pour elle, « cette, comme elle l’a lu une fois, expression verticale d’un désir horizontal »

Elle n’aime que les danses oû l’on peut s’exprimer, non pas ces danses de couples très codifiées. Ces danses que l’homme mène – « chérie c’est moi qui mène » disent ils en imposant, pour la plupartd’entre eux, leurs rythmes brutaux, leurs mains moites et leurs haleines avinées -mais les danses que l’on danse seule, en suivant son rythme, en épousant l’autre du regard…Délicieuses transes…

L’amour, c’est différent, Emma est experte à trouver en chaque amant, le point de bascule, la caresse qui le soumettra. Elle sait les guider vers toujours plus de plaisir mutuel et songe parfois, un peu iconoclaste, que la sexualité lui a tenu lieu de maternité… Elle n’aime rien tant que ces moments d’après, le plaisir qui reflue lentement dans son sexe gorgé, les jambes mêlées, cette sensation exquise de ne pas savoir oû commence son corps, oû finit celui de l’autre… Indicible fraicheur du drap ramené sur le corps enfiévré, plénitude d’un esprit parfaitement vide, et derrière les paupières, lumière blanche…

Une fois Emma a même eu comme un mirage. Sous ses yeux mi clos, un vaste champ de neige immaculée. A perte de vue. Elle. Corps en apesanteur, dans cette neige comme dans un bain tiède. Une plume…

Parfois tomber, tomber, puit de lumière blanche. comme un évanouissement très doux.

Ou encore une spirale. élargissement de tout son être.

Parfois une fulgurance. Éclat de lumière. sensation de n’avoir plus de corps. esprit pur…

Donner, recevoir… la mystérieuse alchimie. transmuter le plomb d’un corps en or l’espace de quelqu’ instant partagé.

Emma sait que la femme n’est pas ce receptacle passif que trop de mauvaises littératures érotiques donnent à voir. Que de temps perdu pour les jeunes filles ! Si on leur apprenait dès leur plus jeune âge qu’elles sont responsables de leur plaisir comme dans la danse, de trouver et d’imprimer leur rythme…Elles trouveraient bien plus tôt, et certaines ne connaîtront jamais leur plénitude.

Bon la dernière fois qu’Emma a dansé elle s’est à moitié déboitée la hanche…

Je n’en reviens pas se dit elle en marchant dans la gare –elle est bientôt arrivée à son train…- d’être déjà quinqua ! La vie a passé si vite… Elle avise le café le train bleu, consulte sa montre, elle a le temps, s’offre un petit caf outrageusement onéreux en terrasse, face aux voies.

Emma aime ces ambiances… l’odeur un peu métallique des grandes machines, les crissements des freins, les annonces, la rumeur des conversations qui s’entrecroisent. Fragrances de vacances.

Pourtant les trains ce sont aussi ces troupeaux de déportés pressés le long des voies. entassés dans les wagons sans air de ces années de plomb. Il lui semble que la gare, toutes les gares, en gardent la mémoire… cris, pleurs, ou au contraire silences résignés, dignes… les témoignages divergent… l’horreur ne se raconte pas d’un simple trait de plume.

Un petit moineau s’est installé au bout de sa table, Emma respire à peine pour ne pas l’effaroucher, le petit être incline sa tête, semble la contempler : amie ou ennemie ? Croit-elle l’entendre penser.

Elle a émietté un peu du croissant qu’elle a eu la gourmandise de prendre, l’oiseau s’approche par petits sauts, tour à tour craintif, puis audacieux… un deuxième le rejoint, le devance, vient presque au contact… Celui ci est beaucoup plus rond, semble comme ébouriffé avec cette plume qui rebique sur sa petite tête. Emma rit, tous deux s’envolent..

Le train pour …est annoncé voie 12…

Vite payer, ah non le serveur l’a encaissée tout à l’heure, c’est qu’on est à Paris ! vite rassembler ses affaires, sac, ne pas oublier le parapluie, Emma est un peu étourdie d’être allée si loin dans ses pensées. Comme un voyage avant le voyage.

Elle avance le long de la voie, bien sûr son wagon est le dernier ! Les gens la bousculent un peu. Tout a coup il lui prend une sorte de panique, comme une légère nausée, constriction de la gorge : trop de bruit, trop de gens.

Son siège est libre c’est déjà ça, avec un peu de chance, personne ne s’assiéra à côté d’elle.

Elle s’affale, ferme les yeux, des bribes d’images se pressent derrière ses yeux.

le métro, le jardin du Luxembourg avec ses statues de reines, l’éditrice …

dont elle entend la voix :

« C’est la force de l’écrivain que de pouvoir faire la paix avec ses zones d’ombre en s’inventant des racines... »

En s’endormant Emma sourit.

5 Comments

  1. J’ai été absorbé par ce Emma 6. Le passage sur la danse, sur la relation amoureuse, sur les sensations après la relation sexuelle vue comme un échange, ou la femme fait partie de la danse. Ce moment de légèreté ou elle se sent une plume, cet instant avec l’oiseau.
    Je trouve qu’Emma est un personnage que l’on a de plus en plus envie de connaitre grâce à la qualite de ton écriture .
    Bravo Céline.

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